Fortini : le livre est mauvais, publions-le

Lors des réunions du mercredi à Einaudi, il était d’usage rhétorique de commencer un discours sur un livre par de nombreux éloges et de le terminer ensuite par une critique, ou de commencer par une série de défauts et d’en souligner ensuite les mérites en proposant sa publication. Une tradition née peut-être pour faire preuve d’honnêteté intellectuelle, ou pour cacher ses pensées jusqu’au bout, lorsque les réunions d’Einaudi étaient des batailles plus subtiles et complexes qu’à la cour de Byzance, ou simplement pour surprendre. Au début peut-être, bien avant mon expérience à Einaudi, car alors la surprise n’était plus là et en effet, à la manière dont le discours avait commencé, nous savions déjà comment il se terminerait. Ce n’était qu’une forme élégante ou aspirante, une épave dont les raisons stylistiques originelles avaient été perdues.

Je lis Avis éditoriaux pour Einaudi de Fortini, récemment publié chez Quodlibet sous la direction de Ricardo Deiana et Federico Masci, semble capturer les origines les plus nobles et les plus intimement motivées de cette attitude. Chez Fortini, l’autocontradiction presque obsessionnelle ne semble pas être une option rhétorique mais résume probablement un « désaccord intime » qui doit avoir à voir avec cet esprit dialectique toujours vif et polémique qui l’a caractérisé tout au long de son histoire de critique et d’intellectuel. . Une dialectique interne qui parfois ne trouve pas d’exutoire décisionnel, renvoyant le jugement final à d’autres.

Quelques exemples. Un roman de René Gerhard est « une œuvre d’une certaine qualité littéraire, écrite avec le sens du mot et sa vibration sentimentale » dans l’incipit de l’entrée, mais dans les dernières lignes elle devient « un livre faible, si on le compare à son équivalent ». Problématique française et anglo-saxonne ». De Blanchot, il saisit «le cloître « littéraire » pathologique, la superficialité et l’artificialité d’une dialectique à peine verbale, l’écriture alambiquée et oraculaire», mais il propose finalement de le faire traduire Les livres à venir avec l’ajout de sa propre sélection deEspace littéraire d’environ 140 pages, mais peut-être encore moins car « Blanchot fait partie de ces critiques qui exigent un discours ininterrompu ; et qui peut donc être interrompu presque partout sans grands dégâts…”.

La carte sur Lunarium du paradis de Celati est un clair-obscur continu : « Très drôle mais d’une sorte de plaisanterie qui devient vite monotone… Je l’aime et je pense que ça devrait lui plaire… Celati ferait bien d’y repenser, et de le réduire à la moitié, et écrire une autre histoire et en publier deux ensemble… Je suis favorable, quelque peu à contrecœur, à la publication. Dans l’onglet À propos Réchauffer, l’anthologie de la poésie courtoise de l’époque viking proposée par Ludovica Koch, Fortini explique en détail comment la qualité littéraire des textes ne parvient pas à atteindre le lecteur, qui ne peut qu’apprécier l’attirail philologique préparé pour les mettre en lumière et les rendre lisibles. une culture si différente de celle d’origine : «Je veux dire qu’en pratique ces textes ont tendance à rester verrouillés et notre intérêt concerne principalement le coffre-fort, le système de fermeture et la forme des clés». Et pourtant, au final, «je conclus oui, à condition de disposer d’un index précis et de l’engagement d’une introduction exhaustive».

Et puis la carte la plus connue : celle du dessus Vie, mode d’emploi de Perec. Il vaut la peine de le rapporter presque intégralement : « C’est extraordinaire au sens d’un ordinaire systématique et c’est vide au sens d’une plénitude absolue et irrespirable. C’est le rêve ultime d’être plus intelligent que son camarade de classe. Amusant et plein d’esprit dans les détails. Iectatoire comme un tableau de Magritte ; ennuyeux dans l’ensemble. Parfaitement kitsch comme son titre. Contribution à la création de la sous-littérature. Avec tout ça, mon avis est OUI.”

Il est clair que la scission doit ici être interprétée à la lumière du rôle de conseiller éditorial, très différent de celui de critique. Ainsi, d’un côté, Fortini considère le roman de Perec comme contraire à son propre goût littéraire, mais d’un autre côté, il comprend qu’un livre comme celui-ci pourrait avoir un certain succès et avoir une certaine justification éditoriale. Dans d’autres entrées, il dit qu’un livre ne convient pas à Einaudi, mais qu’il pourrait très bien être publié par Mondadori ou Rizzoli ou Guanda, selon les cas. Vice versa, Vie, mode d’emploi c’était un livre à la mode, selon lui, mais évidemment suffisamment Einaudi pour ne pas être détourné ailleurs (en réalité, comme on le sait, le livre a été publié par Rizzoli et n’est jamais entré dans le catalogue Einaudi).

Comme vous l’aurez vu dans les exemples donnés jusqu’à présent, beaucoup de ces cartes sont des joyaux en raison de leurs formules ultra-rapides qui rappellent l’aphoriste Fortini. Nombreux sont ceux qui en paient le prix : depuis Leonetti, « le « présentiste » intellectuel, le leggitutto, le fixateur chicaneur et énervant », jusqu’à Cosimo Ortesta, dont Fortini écrit, un peu injustement, à propos de la poésie : « Aujourd’hui, il y a beaucoup d’auteurs qui « font ” des produits que je qualifierais de non conventionnels mais subventionnés, comme on dit des cliniques qui ont des relations privilégiées avec certaines mutuelles. Ce genre est en accord avec un environnement culturel donné, que j’appellerais « régime ». Une autre affirmation, cette fois tout à fait acceptable, est celle que fait Fortini à propos d’un poète dans les vers duquel Fortini détecte “quelque chose d’authentique et d’authentique folie”. Pour conclure ensuite que « En ce qui me concerne et « en principe » je suis favorable à la simulation d’altérations psychiques (Eluard-Breton) mais contre la culture managériale d’altérations réelles ».

L’« authenticité » est l’une des catégories critiques les plus fréquentes, tant au sens simple d’« originalité » que dans celui du discours philosophique existentialiste. Les catégories négatives sont plutôt le « maniérisme » et le « narcissisme ». Les références au type de poésie des nombreux auteurs dans les vers répertoriés sont généralement au nombre de trois : néo-curpuscularisme, néo-crépuscularisme, néo-hermétisme, avec l’ajout d’un symbolisme tardif qui est généralement rapidement écarté. Il semblerait que Fortini, pour classer la poésie contemporaine, ait besoin de la considérer en continuité avec les tendances du passé qu’il connaît le mieux.

Dans le néo-hermétisme (auquel il associe Walter Siti et Milo De Angelis), il parvient encore à saisir les différences substantielles par rapport à l’hermétisme d’avant-guerre (considéré au sens large, incluant également Montale). Mais, je le répète, c’est surtout dans l’ambivalence envers les auteurs les plus importants (par exemple Lolini, Baldini, De Angelis lui-même) que réside le charme de ces dossiers de Fortini. En étant attiré par quelque chose qu’il déteste et en n’étant jamais complètement convaincu par ce qu’il aime. On y voit bien le critique tourmenté, le polémiste toujours en désaccord avec ses interlocuteurs, mais qui aurait pu l’être, comme on le voit dans ce livre, non moins en désaccord avec lui-même.

Quelques mots sur la conservation. L’introduction est convaincante, expliquant bien les deux phases très différentes de la collaboration de Fortini avec Einaudi : la première plus sporadique de 1947 à 1963, la seconde plus continue et structurée de 1978 à 1983. Les cartes sont mises en relation avec la pensée critique de Fortini et en notamment avec certains essais inclus dans ses recueils (même si dans ses opinions éditoriales le niveau idéologique de sa pratique critique est minime), et avec les tendances et mouvements de pensée envers lesquels les fiches prennent position (marxisme, crocéanisme, structuralisme, déconstructionnisme… ). Cependant, le choix de distinguer les notes de lecture des opinions exprimées dans les lettres adressées aux différents dirigeants d’Einaudi (ces dernières placées à la fin du livre, dans une section séparée) laisse perplexe. Les opinions éditoriales ont toujours pu être envoyées sous des formes séparées ou faire partie de lettres dans lesquelles d’autres sujets sont également discutés. Mais il n’y a pas de différences typologiques substantielles et il aurait été préférable de les présenter toutes ensemble par ordre chronologique, comme le faisait par exemple Tomaso Munari dans Cent lecteurs. Lecture des avis des consultants Einaudi. 1941-1991 (2015), volume qui aurait pu être retenu comme modèle.

Certains doutes surgissent quant à la qualité de la transcription des textes manuscrits. Par exemple, dans le Poèmes rassemblés de Lawrence Durrell on dit dans la note que l’opinion de Perosa s’ajoute d’une autre main à la carte de Fortini : « oui, un tournant ». Puisque Fortini dans la fiche d’information propose de ne pas publier l’intégralité du recueil de poèmes de Durrell, mais de faire un choix, la note de Perosa ne peut être que : « oui, un choix ». Et dans son opinion sur un recueil de poèmes de Giuseppe Goffredo Fortini, il écrivait «Goffredo – qui est un gentil jeune homme – a des perspectives politiques ?». Il s’agira évidemment de « perspectives poétiques ». Et le titre du recueil de Raffaello Baldini sera bien Le naïf? Depuis que le livre est sorti comme Le naïf (c’est-à-dire « la neige » en dialecte romagnol). Et dans l’onglet pour Lunarium du Paradis de Celati, Fortini écrit que le livre s’adresse «à un public dont on recherche le rire et la sympathie, un peu comme le fait l’acteur de la télévision toscane avec la fausse étoile et les vaches». Entre fin 1976 et début 1977 (le profil de Fortini date de 1978) Benigni avait réalisé sa première émission de télévision, intitulée Vague libre et dont l’ensemble était installé dans une étable avec des vaches. Ainsi, même sans voir le manuscrit, ce ne sera pas une « fausse étoile » mais une « fausse écurie ».

Une note indiquant l’allusion à Benigni aurait peut-être été appropriée, mais la gestion des notes est justement le pire défaut de la curatelle. Certaines inexactitudes dans les références bibliographiques peuvent être négligées (même si elles sont attribuées à Baldini Al vousiqui est de Pedretti, me semble sérieux), mais les nombreuses notes encyclopédiques pour chaque auteur nommé par Fortini, avec des formes de Garzantina ou de Wikipédia, semblent pléonastiques ou, dans certains cas, un peu ridicules : « Angelo Maria Ripellino ( 1905- 1980), essayiste, critique, poète et traducteur italien”, “Polonio, personnage deHamlet de Shakespeare», «Tadeusz Kantor (1915-1990), théoricien et érudit du théâtre, ainsi que peintre, scénographe et metteur en scène polonais» (mais pas dramaturge et auteur au moins du Classe morte…).

Au lieu de cela, là où elles seraient nécessaires, les notes manquent. En plus de celui de Benigni, un autre exemple : dans l’entrée sur le recueil poétique de Stefano Moretti, Fortini écrit « On m’a mentionné les noms des augustes patrons de Moretti, qui auraient accompagné la madame, avec des accents communicatifs plus adaptés aux loges. de la Regio de Parme ou de l’Opéra de Rome qu’à la Casa Einaudi. Une Camene Gurgandine suffit tous les cinq ans. Moretti sait marcher seul. » Cette explosion de Fortini contre les “recommandés” est belle… Mais il peut être utile de savoir que “l’auguste patronne” de Moretti était Elsa Morante et celle de Sandro Sinigaglia, auteur de Chambre des Gurgandines (un livre que Fortini n’aurait forcément pas aimé du tout), était Gianfranco Contini.

Le thème des notes aujourd’hui, au-delà de cette édition, est intéressant. Quelle information donner à une époque où avec deux pouces, un téléphone et quelques secondes disponibles, on peut connaître toutes les informations encyclopédiques dont on a besoin pour procéder à la lecture d’un livre ? Nous pourrons en parler à une autre occasion.

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