La peinture abstraite comme lieu d’imagination : Julie Mehretu au Palazzo Grassi, Venise

Julie Mehretu, Le désir était notre plastron, 2022-2023, Collection Pinault. Vue d’installation, « Julie Mehretu. Ensemble », 2024, Palazzo Grassi, Venise. Ph. Marco Cappelletti © Palazzo Grassi, Collection Pinault

« …mes créations naissent de liens humains profonds, dont j’ai besoin pour être qui je suis… »

Pour bien comprendre et savourer l’exposition qui Palais Grassi dédié à Julie Mehretupremière grande exposition qui lui est consacrée en Europe, il faut partir du titre, Ensemblece qui est la clé. Ensemble elle désigne un tout polyphonique, un groupe de personnes qui collaborent pour un résultat commun et l’exposition le décline sous de multiples aspects.
Le projet d’exposition a en effet la particularité de penser non pas en termes d’individualité, mais de communauté. Il a été organisé par l’artiste elle-même avec Caroline Bourgeois, son collaborateur et ami, et inclut dans l’itinéraire les œuvres d’un petit cercle d’artistes avec lesquels Mehretu partage amitié, affections et expériences de vie qui font partie intégrante de son processus créatif. Ainsi ses grandes toiles dialoguent avec les sculptures totémiques de Huma Bhabbales assemblages de David Hammonsles œuvres hyperréalistes de Paul Pfeifferles toiles brodées de Jessica Rankin, tandis que la musique de Jason Moran il réunit les premier et deuxième étages et l’installation visuelle et sonore Robin Coste Lewis raconte des histoires de migration et de racisme, une expérience commune à de nombreuses familles afro-américaines et qui unit les deux artistes. Ensemble, précisément.
Le grand nombre d’œuvres exposées, couvrant environ 25 ans de travail, la répétitivité de certaines typologies et le choix du conservateur de ne pas suivre de critère chronologique, peuvent rendre la visite difficile, mais l’intention n’était pas de créer un itinéraire pédagogique mais plutôt un voyage émotionnel. Un parcours libre, fait de références continues, à parcourir en se laissant envelopper par l’univers de l’artiste, par l’effet presque hypnotique des toiles, en s’arrêtant pour les observer attentivement pour les découvrir dans leurs moindres détails et en laissant l’ensemble la vision de l’œuvre génère une expérience viscérale.

Julie Mehretu, (de gauche à droite), Sun Ship (JC), 2018, Pinault Collection, Loop (B. Lozano, veille Bolsonaro), 2019-2020, Pinault Collection. Vue d’installation, « Julie Mehretu. Ensemble », 2024, Palazzo Grassi, Venise. Ph. Marco Cappelletti © Palazzo Grassi, Collection Pinault
Vue d’installation, « Julie Mehretu. Ensemble », 2024, Palazzo Grassi, Venise. Ph. Marco Cappelletti © Palazzo Grassi, Collection Pinault

Sa façon de procéder est saisissante : il dessine, peint avec ses mains, à l’aérographe, à la bombe aérosol, utilise le pochoir, superpose, superpose, efface. Il maîtrise la gravure avec professionnalisme, parvenant à en exploiter toutes les possibilités, en utilisant la gravure, la pointe sèche, l’aquatinte, la photogravure, voire en les combinant entre elles, tirant de chacune d’elles les possibilités infinies de couleurs dérivées des nombreuses étapes. Elle collabore avec des maîtres imprimeurs, assemble des feuilles de papier pour arriver aux grandes dimensions qu’elle aime, comme dans Éphigraphe, Damas (2018), six panneaux en douze feuilles. Elle ne travaille pas seule, ses œuvres sont toujours le résultat de plusieurs mains qui contribuent à la réalisation de son projet.
Au tournant des années 2000 ses recherches partent du dessin, la première couche est constituée d’un réseau de lignes, de dessins architecturaux, de cartes de non-lieux, scellés en bas de la toile par une couche d’acrylique transparent sur laquelle se superposent des coups de pinceau. tumultueux. Ce sont des traces d’histoires, d’espaces, de villes, qui explosent par le bas avec une énergie disruptive. L’architecture du Mehretu reflète l’espace (Ville noire2007), mais aussi les espaces de pouvoir, les machinations de la politique et pour cette raison, elle est également intéressante comme métaphore des institutions.
Un péché Chimère (2013), né après la nouvelle de l’attentat à la bombe par les Américains contre le palais-bunker de Saddam Hussein à Bagdad. Les architectures sont des ruines sur lesquelles s’entassent des empreintes de pas, des signes de présence humaine et un voile monochrome sombre enveloppe le tout.
Son attention est captée par les soulèvements populaires, les conflits ethniques, les guerres civiles, mais aussi par les événements naturels particulièrement dévastateurs. Depuis 2010, l’intérêt se porte sur les images numériques circulant en ligne liées à des événements contemporains. Il les capte, les brouille, les fragmente, les réduit à l’essentiel. Elle est fascinée par les images qui, même si elles ne sont plus nettes, laissent quand même transparaître quelque chose et elle y greffe son travail pictural, fait de couches successives et de gestes rapides, utilisant la couleur qui devient un élément prédominant.

(Premier plan) Huma Bhabha, New Human, 2023, avec l’aimable autorisation de l’artiste et David Zwirner ; (Contexte) Julie Mehretu, Ligne Invisible (collectif), 2010-2011, Collection Pinault. Vue d’installation, « Julie Mehretu. Ensemble », 2024, Palazzo Grassi, Venise. Ph. Marco Cappelletti © Palazzo Grassi, Collection Pinault
Julie Mehretu​, TRANSpaintings, 2023-2024, Avec l’aimable autorisation de l’artiste et White Cube. Vue d’installation, « Julie Mehretu. Ensemble », 2024, Palazzo Grassi, Venise. Ph. Marco Cappelletti © Palazzo Grassi, Collection Pinault

Il en est un exemple Torche Maahas (Mihos) (2018). Mehretu s’approprie la photo de l’incendie dévastateur qui a détruit la quasi-totalité des collections du Musée national de Rio de Janeiro, la transforme en noir et blanc, la brouille et la fait pivoter de 270 degrés. L’image n’est plus perçue, l’artiste ajoute des éclairs orange, bleu, jaune et violet. Avec le même procédé, il aborde des thèmes tels que l’assaut du Capitole, la pandémie, l’invasion de l’Ukraine, les images se dissolvent et au fond de la toile ne subsistent que des fantômes, cachés derrière des coups de pinceau épais et superposés.
Rend hommage aux œuvres du passé avec Ghosthymn (après le radeau) Et Conversion (SMdel Popolo/après C) qui font référence aux peintures de Géricault et du Caravage, le passé est une ressource pour réfléchir sur le présent. Il utilise l’aérographe, les coups de pinceaux se diversifient, les opacités et les transparences alternent, impliquant la vue et l’esprit.
Les séries Peintures TRANS (2023) clôt le voyage, ici le décor change. Le support est un maillage en polyester légèrement transparent qui laisse passer la lumière à travers la surface. La couleur est appliquée d’un seul côté mais visible des deux côtés. Les ouvrages n’ont plus besoin du mur, des charpentes en aluminium (travaux de Nairy Baghramian) deviennent également des supports, ils conquièrent l’espace de la pièce et telles des sculptures, ils peuvent être observés en se promenant autour d’eux, en jouant avec la lumière et les ombres des visiteurs eux-mêmes, qui deviennent ces fantômes, ces formes floues qui reviennent dans toutes ses œuvres.

«J’ai toujours peint comme ça. La peinture abstraite offre un lieu où je peux imaginer, dans cet espace tout peut arriver. Je pense que c’est le miroir de la réalité dans laquelle nous vivons, un monde qui manque encore de mots pour se définir. Cherchons-les ensemble” (J.Mehretu)

(De gauche à droite) Julie Mehretu, Among the Multitude VIII, 2020-2022, The Detroit Institute of Arts Museum. Achat, Fonds Général d’Art Moderne et Contemporain avec les fonds de la Fondation Familiale David Kabiller ; Paul Pfeiffer, Pieds d’enfant, 2021, Avec l’aimable autorisation de l’artiste et carlier | gebauer, (Berlin/Madrid). Vue d’installation, « Julie Mehretu. Ensemble », 2024, Palazzo Grassi, Venise. Ph. Marco Cappelletti © Palazzo Grassi, Collection Pinault
Julie Mehretu, Epigraphe, Damas, 2016, Avec l’aimable autorisation de l’artiste et des Editions BORCH Vue de l’installation, « Julie Mehretu. Ensemble », 2024, Palazzo Grassi, Venise. Ph. Marco Cappelletti © Palazzo Grassi, Collection Pinault

PREV Affaire Falcinelli, États-Unis : « Nous reconnaissons les inquiétudes de l’Italie »
NEXT Milan, touché par Stoke City : il n’a que 17 ans