Seurat, la révolution des « points » en peinture et le monde des pixels dans lequel nous vivons aujourd’hui

Paris, 1886. On attend beaucoup la huitième (et dernière) exposition impressionniste, la galerie du célèbre marchand Paul Durand-Ruel est en effervescence. Il y a des géants, comme Monet et Renoir, mais il y a aussi un duo d’« hérétiques », regardés avec un voile de suspicion par la vieille garde. Il s’agit de Paul Signac et Georges Seurat, deux artistes déterminés à dépasser la barrière de « l’impression », ce tournant que la nouvelle peinture de la seconde moitié du siècle avait conduit à la dissolution progressive de la forme pour laisser place aux reflets, aux sensations, aux éclairs de mouvement. Et quand il apparaît pour la première fois Un dimanche après-midi sur l’île de La Grande Jatte par Seurat, un certain tollé s’élève : le critique Octave Mirbeau écarte l’œuvre avec perfidie (« Peinture immense et détestable »), mais un critique plus jeune, Félix Fénéon, montre qu’il apprécie au contraire l’audace de cette composition au grand impact.

Le tableau embrasse l’essaim de foules affluant dans un parc au bord de la Seine. Il y a des femmes bien habillées et des hommes travailleurs, des messieurs et des enfants élégants, des vieux et des jeunes. Un “concert country dans lequel”, cependant, ce ne sont pas tant les personnages qui dominent mais l’utilisation courageuse des couleurs. La différence avec Le petit déjeuner des rameurs de Renoir, un tableau datant de cinq ans seulement, est évident : chez Renoir, tout est mouvement, reflet, jeux de lumière, vivacité des personnages, à tel point qu’on dirait qu’ils vont se mettre à danser. Chez Seurat, au contraire, le temps semble figé, les gens sont immobilisé dans une fixité presque orientale, bien plus proche de Piero della Francesca et de ses registres mathématiques que de Rubens.

Il avait fallu environ deux ans à Seurat pour arriver à cette grande toile et le résultat final était à l’opposé de la vision impressionniste : si celui-ci cherchait l’instant photographique dans le temps de pose, chez Seurat la pose se prolongeait jusqu’à la fixité. On comprend ainsi pourquoi Monet et d’autres ont protesté et ont fini par abandonner l’exposition : ils avaient vu le prélude évident d’une fuite en avant. Ils avaient eu l’intuition d’une démarche qui s’écartait de l’esprit impressionniste pour lequel les couleurs, souvent mélangées directement sur la toile, doivent dissoudre la forme et restituer le mouvement, l’éclat d’un instant précis et le caractère changeant de l’atmosphère. Au lieu de cela, dans ce tableau, il y a une direction inverse : un monde gelé qui semble même bouger un pas vers l’abstraction, comme dans d’autres œuvres de Seurat.

Mais qu’avait fait Seurat dans ce travail minutieux, accompagné de dizaines de croquis et de dessins réalisés directement sur les quais de Seine ? Entre temps il avait changé de technique : avec une méthode scientifique rigoureuse empruntée à la théorie des couleurs d’un chimisteMichel Eugène Chevreul, avait adopté la recomposition rétinienne des couleurs. Chevreul, qui travaillait pour une industrie textile, avait en effet remarqué que deux nuances de couleurs, placées à côté l’une de l’autre, conduisaient l’œil humain à synthétiser une troisième couleur.modifiant ainsi la perception des deux premiers.

Donc Seurat combine des points de couleur (étudiés dans les moindres détails, car ils doivent être compatibles entre eux) pour que, regardés à une certaine distance, ils puissent donner vie à une nouvelle couleur. C’est tellement vrai que Un dimanche après-midi sur l’île de La Grande Jatte c’est un effet étonnant dans lequel des siècles et des siècles d’art semblent se rejoindre : des mathématiques de Piero aux études de Léonard sur la perception de l’air qui, s’interposant dans la vue, change la couleur des montagnes du vert au bleu clair. Et surtout elle marque une transition culturelle : si jusqu’au milieu du XIXe siècle la science avait servi l’art à reproduire fidèlement la réalité (on ne pense qu’à la perspective et à son ambition d’exactitude spatiale), à ​​l’époque de Seurat l’art semble rechercher un autre type de perception. , toujours en utilisant la sciencemais en visant une connaissance plus profonde, à travers les sens. Un peu comme Goethe l’avait prédit, qui dans le Théorie des couleurs il avait revendiqué un rôle important pour la perception sensorielle dans la pleine compréhension de la natureremettant en question le mécanisme de Newton.

Et ainsi, si les impressionnistes cherchaient à capturer une réalité en constante évolution (comme la Cathédrale de Rouen peinte à différents moments de la journée)Seurat et les postimpressionnistes visaient à capturer la vibration exacte d’une combinaison de couleurs. Donc la reproduction de la réalité était même mise de côté, elle importait beaucoup moins. C’est pourquoi de nombreux critiques ont parlé, en se référant à Seurat, d’une voie ouverte vers l’abstraction ou vers le Pop art. (chiffres plats éliminant presque la troisième dimension). L’artiste recrée un monde qui ne peut être vu que de loin, uniquement dans son ensemble, très similaire au monde des pixels dans lequel nous vivons aujourd’hui.. Dans un essai intéressant intitulé Dans l’essaiml’écrivain et théoricien de la culture Byung-Chul Han parle de la notre époque plongée dans un “présent continu et toujours visible à travers un écran”, un peu à l’image de ce qui se passe lorsque l’on regarde “Dimanche” immortalisé par Seuratun scintillement continu de pixels qui nous donnent la sensation de vivre toujours au même moment, toujours maintenant, allumé, connecté, intemporel. C’est pourquoi, lorsque Monet et les autres impressionnistes de la première saison virent Un dimanche après-midi… ils étaient très troublés. Ils n’ont pas seulement constaté une déviation picturale, mais ils ont constaté un véritable changement de paradigme : le passage du temps (dans leur vision) versus l’absence de temps pressenti par Seurat. Et aujourd’hui, alors que nous célébrons les 150 ans de l’impressionnisme, il est utile de se poser une question : à qui appartenons-nous, au monde de Monet en constant mouvement entre ombre et lumière ou à la lumière toujours allumée imaginée par Seurat ?
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