« Baumgartner », le dernier livre de Paul Auster : ironie et fatalisme – -

« Baumgartner », le dernier livre de Paul Auster : ironie et fatalisme – -
« Baumgartner », le dernier livre de Paul Auster : ironie et fatalisme – -
De ALESSANDRO PIPERNO

Sorti en novembre 2023 (en Italie chez Einaudi), « Baumgartner » est un « roman court, impunément sophistiqué, tristement hilarant »

Paul Auster, le prolifique écrivain américain et auteur de la « Trilogie new-yorkaise », est décédé des suites d’un cancer du poumon. Il avait 77 ans. Cet article est extrait de «la Lettura» du 10 décembre 2023.

Je sais, je me rends compte, c’est presque un genre littéraire maintenant. Qu’il s’agisse de mémoire, journal intime ou une œuvre de fiction, il existe d’innombrables livres (généralement minces et sages) mettant en scène un bourgeois âgé confronté au veuvage. Du géniteur Journal d’une douleur de Clive S. Lewis, sur lequel nous avons tous versé des larmes chaleureuses, en passant par L’année de la pensée magique de Joan Didion, poignant et insupportable comme si ce n’était que Cinq saisons par Abraham Yehoshua, au point de ruminer mais à bien des égards tout aussi douloureux Niveaux de vie de Julian Barnes, les livres consacrés à la chronique du deuil abondent. Fort de mon expérience de lecteur capricieux et erratique, je pense que Didion représente une exception vertueuse. A en juger par l’inflation de ces ouvrages écrits par des hommes, on est en effet amené à croire que les veufs sont plus inconsolables que les veuves.

C’est maintenant au tour de Paul Auster. Après le tour de force 4 3 2 1 (son chef-d’œuvre ?) et la longue digression sur la vie de Stephen Crane, le voici revenu à la fiction avec un court roman, impunément sophistiqué, tristement hilarant. Déjà au titre qui coïncide avec le nom du protagoniste – Baumgartner -, on comprend qu’il s’agit d’un roman d’Auster, l’un des plus intimes de la dernière saison heureuse inaugurée par Brooklyn Follies. Je n’en parlerais pas si je ne pensais pas que c’est le genre de roman, apparemment mineur, dans lequel l’un des plus grands écrivains de notre temps révèle le noyau le plus intime de son inspiration.

Pour éviter tout malentendu, disons qu’Auster ne correspond pas à mon idéal d’artiste. Trop bien-pensant. Il n’est pas une cause vertueuse qui ne l’ait vu en première ligne ces dernières décennies, ni une pétition du Pen Club à laquelle il n’ait apposé sa signature. Comme le dit le poète, Auster est le porte-drapeau incontesté des « fortunes magnifiques et progressistes ». Il n’appartient pas à la lignée des grands solipsistes névrosés : Bellow, Roth, Updike ; ni à celui des grincheux apocalyptiques, comme Pynchon ou DeLillo. D’une certaine manière, il est l’ancêtre de cette génération de romanciers juifs très respectables qui préféraient Brooklyn et ses belles brownstones au vieil Upper West Side. Ce qui le distingue de ses nombreux adeptes, c’est son style. Illuminé par une grâce si naturelle qu’il dissipe tout doute sur la place éminente qu’il occupe dans la littérature contemporaine. Une écriture feutrée et frugale, un ton distrait et familier, un naturel impressionnant dans des environnements, des situations et des personnages ciselés. Prenez ses phrases. Ils paraissent courts mais ils sont très longs, ponctués par la danse syncopée des virgules. Plus persuasifs que musclés, ils ont pour but de rassurer le lecteur mais aussi, et c’est là le plus difficile, de le déranger et de l’émouvoir.

Seymour Baumgartner est un professeur de philosophie originaire de Newark. Au seuil de la retraite, il vit et enseigne à Princeton. Depuis dix ans, depuis le jour où sa femme Anna, traductrice et poète au talent vibrant et modeste, est décédée dans un banal accident de mer à Cape Cod, Baumgartner a pratiquement cessé de vivre. Après avoir terminé celui sur Kierkegaard, il s’attaque maintenant à un nouvel essai. Compte tenu des circonstances, il est consacré au «syndrome des membres sectionnés». Pendant qu’il l’écrit, comme il se doit, il pense à lui-même, à son propre deuil, mais aussi « aux mères et aux pères qui pleurent leurs enfants morts, aux enfants qui pleurent leurs parents décédés, aux femmes qui pleurent leurs morts ». maris, aux hommes qui pleurent leur femme décédée et leur souffrance qui ressemble beaucoup aux séquelles d’une amputation, car la jambe ou le bras qui n’est plus là était autrefois attaché à un corps vivant, et la personne qui n’y est plus qu’autrefois il était attaché à une autre personne vivante, et si c’est nous qui continuons à vivre, nous découvrons que notre partie amputée, notre partie fantôme, peut encore être la source d’une douleur profonde et indigne. Parfois, certains remèdes peuvent atténuer les symptômes, mais il n’existe pas de remède définitif. » Pour expliquer cette douleur, Auster décrit son personnage aux prises avec des rituels grotesques et pathétiques, comme le réarrangement des sous-vêtements de sa défunte épouse : « Culottes en dentelle, culottes en coton, soutiens-gorge, slips, bas, collants, chaussettes, shorts de sport, shorts de tennis, maillots de bain, des tee-shirts.”

Apparemment, depuis dix ans, l’existence de Baumgartner se réduit à une suspension rêveuse caractérisée par une forte propension aux blessures. Seymour tombe souvent, se blesse, mais ne le montre pas et ne s’en plaint pas, c’est un stoïque, un homme. Nous sommes jusqu’ici au cœur du genre du roman du veuf. Il suffit cependant d’avancer pour comprendre qu’Auster réserve à son professeur (et à nous lecteurs) une série de tournants imprévisibles capables de transformer le récit en autre chose, que je ne sais vraiment pas comment définir. accident nocturne, à mi-chemin entre rêve et hallucination, dans lequel sa femme ressuscitée l’invite à mettre son âme en paix, Baumgartner fait un brusque retour à la vie. Il se retrouve avec Judith qui l’abandonne alors pour se retrouver avec quelqu’un d’autre, plus jeune que lui. Une expérience douloureuse, certes, un nouveau coup dur, mais pas assez effrayant pour l’éloigner à nouveau de ses devoirs de vie.

Le livre devient alors un bilan, le lecteur est catapulté dans la jeunesse du protagoniste. Le père et la mère de Baumgartner réapparaissent du passé. Le portrait que dresse Auster du premier est mémorable. La vie de Baumgartner père fut marquée par la plus juive des punitions : le sens du devoir. Pour conserver sa famille et le petit commerce qui leur fait vivre, il a dû sacrifier ses ambitions intellectuelles. Au moins apparemment, il n’avait pas le choix, même si, à bien y réfléchir, « tout le monde a le choix, et cela ne veut pas dire que son père s’était trompé de choix, même si cela avait empoisonné sa vie, mais s’il l’avait fait avait fait le choix inverse s’il s’était enfui pour devenir professeur d’histoire, avocat ou fauteur de troubles en liberté, le péché impardonnable d’avoir abandonné sa famille au moment où il en avait le plus besoin l’aurait probablement tourmenté toute sa vie, ce qui suggère qu’il Il n’y avait pas un bon choix et un mauvais choix, mais seulement deux bons choix qui finiraient par s’avérer mauvais. »

Ce n’est là qu’un petit échantillon de la manière de procéder d’Auster et de son héros, une manière calme et hésitante qui fait de Baumgartner un beau roman. Par les thèmes abordés et le décor, il peut rappeler The Dying Animal ou Everyman, même s’il est clair que ce n’est pas Philip Roth qui l’a écrit, mais son jeune concitoyen Paul Auster. Au nihilisme shakespearien du regretté Roth, Auster oppose un épicurisme laïc, teinté d’ironie et de fatalisme. Une recette tout à fait appropriée pour affronter la vieillesse et résister à la mort.

1er mai 2024 (modifié le 1er mai 2024 | 10:36)

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