Naples, l’art pris en otage par les peintures et les sprays

Naples, l’art pris en otage par les peintures et les sprays
Naples, l’art pris en otage par les peintures et les sprays

A Naples, le centre historique a été inventé il y a quelques années. Cela existait avant mais personne n’y allait. Dans le film « Voyage en Italie » de Roberto Rossellini (1953), Ingrid Bergman restait à regarder la mer depuis la chambre de l’Excelsior. Il y a plus d’un siècle, Roberto Longhi, historien de l’art âgé de vingt ans, s’est aventuré à Santa Maria dell’Aiuto, derrière Santa Maria La Nova, alors que même les érudits locaux ne pouvaient pas entrer dans ces églises. Et Longhi était très piémontais.

Quant à la Chapelle Sansevero, aujourd’hui l’une des étapes incontournables d’une visite à Naples, la première (et la seule) monographie importante sur le monument a été publiée à la fin des années 1950 par une jeune Marina Causa. N’en déplaise au prince franc-maçon et autres alchimies, cela serait resté une adresse pour quelques-uns.

Longhi a été frappé par ce livre parce qu’il connaissait notre paresse intellectuelle. En 1957, lors de l’inauguration de la Pinacothèque du palais de Capodimonte (que les auteurs du roman napolitain se sont bien gardés de mentionner), il prévient : un grand musée européen est en train de naître, mais personne n’y ira parce que Naples n’est pas très curieux de ses choses. Nous visitons les musées, cher Longhi, à Paris. Il semble donc paradoxal de se plaindre, comme on le fait depuis des semaines, qu’une anthologie de Capodimonte ait fini au Louvre (et non dans les caves près des balais et de l’elfe, mais dans le mille d’or allant de la “Nike de Samothrace au “Mona Lisa”). Nos centres historiques ? Florence, Venise, Ferragni devant Botticelli, le Palio, le Forum et les gladiateurs du Colisée avec selfies à l’ordre et le Grand Canal. Les parcs à thème avec les obligations de gestion des flux touristiques, les résidents assiégés qui louent, les B&B, l’univers vegan, les tranches de pizza et la solution kebab (“une tribu qui danse” chantait Lorenzo Cherubini alias Jovanotti en 1991 ? Non, une tribu qui mange !) . Dans une Naples qui, au cours des vingt dernières années, s’est vendue comme aucun autre produit, la course aux thèmes pour vendre appelle à des combinaisons un peu moins traumatisantes : le Christ voilé de Sanmartino, dérivé et peu efficace, joue avec les ruelles racontées dans le début du XVIIe siècle par le Caravage (qui était Lombard) ; la très triste fresque murale d’un footballeur argentin mérite un toast avec des limonades aux répercussions gynécologiques. A l’entrée de Forcella, entre San Giorgio Maggiore et le Pio Monte di Misericordia, dans l’un des palimpsestes les plus délicats d’Occident, le San Gennaro di Jorit, en maxi king size, présente deux agressions sur sa face.

Et c’est le premier chef indien que l’on rencontre en sortant de San Biagio dei Librai. Dessins de graffitis muraux sur des obélisques, des fontaines, des bâtiments et des façades. Surchargé d’histoire et privé de mémoire, comme détourné de lui-même, notre centre est une ardoise vide, une Biennale à ciel ouvert. Qui de mai à octobre est rempli de cafards. Quant aux écrits, il est difficile de les voir sur les façades des Frari à Venise ou de Santa Maria Novella à Florence. Des sites comme on les appelle aujourd’hui, pour lesquels il faut un droit d’entrée. Est-il juste de payer pour voir et protéger Masaccio, Titien, Donatello et Brunelleschi ? Evidemment oui : mais pas ici. Pourtant nous gardons Donatello et il fait partie des trésors les mieux gardés de Naples. C’est à Sant’Angelo a Nilo, juste à droite de l’autel. Avec Michelozzo, il vole l’espace du San Michele du XVIe siècle, un ancien super-héros moderne en action à la tête de l’autel. De l’autre côté, l’un des sommets du baroque florentin en mouvement, le tombeau très méconnu des frères Ghetti. Vaut-il la peine d’entrer, de prier et de voir ce relais de trois siècles ? Oui et éventuellement sans signature préalable à l’entrée. Ceux qui, comme Benedetto Croce, dominaient le centre historique dans tous les sens du terme objectaient que le goût ne se forme pas mais s’éduque. « Il n’y a pas de goût en Italie pour être intelligent » sera repris, depuis Bologne, cent ans plus tard, par ce grand génie Roberto Freak Antoni.

L’incrustation méticuleuse de peintures et de sprays sur la partie inférieure de Sant’Angelo a Nilo, juste en dessous des statues dans les niches, ressemble à la couverture d’un album des Rolling Stones de 1968 « Le banquet du mendiant ». Sauf que, sur vinyle, les écrits décorent le mur ébréché de toilettes en panne, et non la façade d’une église. Le banquet des mendiants. N’en déplaise à Croce, le tronçon de route allant de Santa Chiara à la statue du Nil pourrait être renommé ainsi. Pour un centre historique digne d’urination.

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