Pink Floyd et Ruché | La suprématie du nez

« Les souvenirs d’un homme âgé
Ce sont les actions d’un homme dans la fleur de l’âge
Vous entrez dans l’atmosphère sombre de la chambre des malades
Et parle-toi pendant que tu meurs”
(Quatre gratuits – Roger Waters)

Une œuvre d’art qui ne fait pas du tout polémique risque de se révéler inintéressante et vitale… ou peut-être pas. LE Pink Floyd des années 70 a réussi le tour de force de mettre d’accord Paolotti et les communistes, une faute impardonnable pour un garçon aligné sur la critique post-punk la plus radicale qui voyait dans la distanciation des Syd Barrett la mort artistique du groupe.

Contrairement à ces croyances primitives d’adolescent, au fil des années, je me suis retrouvé de plus en plus plongé dans les ballades mélancoliques écrites par Des eaux Et Gilmour, miroir du ressort de mon mécontentement et de mon mal-être pour un rôle dans la société déjà planifié sans mon accord. Dans la saison sombre et indéchiffrable de la transition entre l’adolescence et l’âge adulte”Gros vieux soleil »»,Saint-Tropez”»,Si”»,Quatre libres »»,Respirer”»,Prés de Grantchester »»,Le chemin étroit »»,Cochons sur l’aile »chansons d’une délicatesse enchanteresse, loin de l’accent rhétorique du répertoire national-populaire, m’ont offert chaleur et réconfort à des doses aussi généreuses qu’inattendues.

Aujourd’hui encore, près de quarante ans plus tard, alors que la lumière prend le dessus sur l’obscurité, que les abeilles bourdonnent parmi les fleurs et que le rossignol chasse la peur de la nuit, j’éprouve une forte envie de me perdre dans les replis de ces mélodies vertes, en vélo, le long de la rivière débordante de vie. Le parfum d’un nouveau printemps est ce qu’un nez sentimental, gardien de la mémoire olfactive de toute une vie, peut demander de mieux.

Comme les chansons, de nombreux vins au profil olfactif particulier sont capables de percer le trésor de nos émotions les plus profondes et de nous projeter dans un lieu et une époque lointains. Des rouges issus de vignes aromatiques comme Ruché de Castagnole Monferrato,Larme de Morro d’Alba (féminin), le Tyrol du Sud Moscato Rosecelui de la Romagne Centésino, Brachetto Piémontais et Moscato de Scanzo dans les rares versions sèches, elles sont des clés d’accès au jardin de mes mille sources, entre cils de joie illogique et voile de mélancolie subtile. Avec le Ruche (et parfois avec une larme) J’avoue que je perds mon objectivité au point même de supporter ce que certains considèrent comme des caricatures du vin, ces vins-Cléopâtre qui font s’exclamer : wow quel nez ! Rose, violette, géranium, lavande, mûres, poivre rose… mais est-ce vraiment du vin ?

Jacky Rigaux il déclare dans son Le vin à l’envers: “la suprématie accordée au nez favorise évidemment les vins techniques qui, par des artifices technologiques et chimiques, satisfont le consommateur en quête d’arômes, les mêmes dont vantent les critiques et les sommeliers qui se plaisent à rivaliser avec audace en identifiant un nombre toujours croissant d’odeurs dans leurs jugements. Ceux qui prédominent sont les vins faciles, techniquement bien élaborés, mais sans grande complexité, prêts à être bu dès leur mise sur le marché.».

Meh!

Extrapoler une phrase à partir de son contexte n’est pas la bonne opération, j’en suis conscient, mais le nez veut aussi sa part et j’aime penser que la composante volatile du liquide odorant à la fois expression naturelle de la fermentation et élément fondamental du plaisir de la dégustation.

Et puis, dit le philosophe, si le nez de Cléopâtre avait été plus court, la face entière de la terre aurait changé… Avons-nous peut-être l’ambition de changer le visage du monde du vin ?

Pendant ce temps, sur la face cachée de la lune, il y a une bouteille à choisir pour le dîner.

D’un côté, Thérèse la Grande 2020 est le premier véritablement convaincant de Ruché Ferme ‘Tavijn après une série d’étés torrides qui ont mis le savoir-faire de Nadia Verrua. Nous ne sommes pas au niveau de ce 2014 éthéré et très frais qui stupéfiait par son parfum floral envoûtant, mais dans ce millésime la structure et l’alcool montrent le côté plus matériel et tactile d’un vin qui réagit au changement climatique sans s’en laisser submerger.

A l’autre coin du ring, le Rosa Ruske 2016 De Caves Valpane c’est une sorte de personne séparée à la maison car il n’est pas aimé par son propre créateur : Pietro Arditi il ne l’a jamais vraiment aimé et je crains vraiment que ce soit le dernier millésime produit. Je n’en ai pas bu depuis le confinement et j’espère vraiment que le poids du temps n’a pas affecté son caractère histrionique et insaisissable capable de vous prendre littéralement par le nez.

Fuyant la responsabilité de mon choix, je débouche les deux bouteilles, verse deux verres, renifle et, comme par magie, je retrouve le fil que j’ai perdu. Il pleut des cordes dehors mais on ne peut pas bloquer le printemps, le rejeter, le contenir… et me voilà de retour dans la rue, trempée de magie, entre miroirs de ciel et d’asphalte. Pendant que je cours la tête haute, les yeux mi-clos, je respire en liberté et je me chante une chanson : «Je n’appartiens à personne, je ne t’appartiens pas, mais seulement à la terre et à la pluie qui tombe sur moi». Pour ceux qui y croient, des larmes de joie tombent du ciel.

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