Cent ans sans solitude. Un siècle après la mort de Kafka, la hache la plus puissante contre la mer gelée qui soit en nous

Il ne suffit pas de se dire les uns les autres. Pour pénétrer dans l’abîme de la solitude, cette solitude qui vous serre la gorge et vous donne l’impression de mourir, il faut ajouter : seul comme Kafka. Mais cette solitude prend fin le 3 juin 1924, à l’âge de quarante ans, après avoir laissé une trace indélébile de son passage dans la littérature mondiale, sans le savoir.

Depuis cent ans, nous avons continué à vivre avec Kafka, avec son énigme, avec sa recherche de la vérité qui lui échappe toujours, avec son cœur pur, mais sans sa solitude. Nous tiennent compagnie les chefs-d’œuvre, tous les romans et toutes les histoires que Bompiani a rassemblés dans la splendide série de classiques de la littérature européenne, dirigée par feu Nuccio Ordine.

Oui, profitant de l’anniversaire, j’ai aussi lu “Kafka” de Mauro Covacich, publié par La nave di Teseo, et celui de Giorgio Fontana, publié par Sellerio, mais s’il est vrai qu'”un livre doit être la hache de la mer gelée qui est en nous», comme Kafka lui-même l’écrivait à Pollak en 1903, à Kafka et seulement à Kafka il est juste de revenir, avec lui et seulement avec lui il est juste de s’arrêter et de s’attarder, en ce grand jour. Après tout, il peut y avoir de nombreuses interprétations, mais le texte ne change pas ; L’écriture, affirme le prêtre dans l’avant-dernier chapitre du « Procès », « est immuable, et les opinions ne sont souvent qu’une expression de désespoir face à ce fait ».

Il faudrait se rendre à l’église la plus proche pour lui faire dire une messe, afin que le prêtre d’aujourd’hui puisse réciter au début : “Nous nous souvenons de Franz Kafka parmi les fidèles décédés, à l’occasion du centième anniversaire.” N’oubliez pas de le lire et de le relire, d’inviter les jeunes, pendant les vacances qui se préparent à vivre entre danser et défoncer, en fumant et en buvant avec le téléphone portable toujours allumé, à au moins jeter un oeil sur ces pages immortelles pour décrocher le premiers coups de hache sur la mer gelée qui est en eux. Ils y trouveraient tout ce qui les anime et les terrifie et ils pourraient donner toutes les interprétations possibles, sans jamais confirmer aucune d’entre elles, comme l’écrit à juste titre Mauro Nervi dans la très efficace introduction du volume Bompiani précité.

Kafka avait des problèmes avec lui-même et avec l’Autre, pour Aldo Carotenuto « cet autre inquiétant, qui apparaissait dans ses écrits, jouant à chaque fois des rôles différents : l’accusé, le juge, le médecin, l’insecte, le chien, le puissant seigneur de la château, et le groupe dense d’amants, de femmes tantôt grosses, éléphantines et castratrices comme Gardena, ou Brumelda, tantôt minces et accueillantes comme Frieda, image de la passion”.

Comme j’aurais aimé avoir Kafka devant moi dans une des conversations analytiques qui ont lieu pour comprendre à qui l’on a affaire et soi-même, car avec Kafka j’aurais eu devant moi tous les êtres humains du monde enfermés dans un seul inconscient, dans une seule entité, dans une seule entité suprême de sensibilité et de peurs, de mystères et de tabous, d’angoisses de vie et de mort, de misères et de grandeur.

Nervi rappelle que « dans les journaux et les lettres, Kafka a une attitude ambivalente à l’égard de la psychanalyse ; d’un côté un intérêt évident, de l’autre un scepticisme fréquent, notamment sur le plan thérapeutique”. J’aurais aimé travailler sur ce scepticisme, avec l’aide de Freud, qu’il lisait avec ardeur, pour lui démontrer qu’il ne faut pas demander à la psychanalyse de guérir d’une quelconque maladie, autre que le changement du regard subjectif que l’on porte sur le le monde et la maladie. Après tout, comment pensez-vous pouvoir guérir Kafka si chez Kafka c’est le vide qui parle, le manque qui brûle, le trou qui ne peut et ne doit pas être comblé ?

Kafka, dans le récit « Enquêtes sur un chien », écrit : « Il était clair que personne ne se souciait de moi, personne sous la terre, personne au-dessus, personne dans l’autre, j’ai péri à cause de leur indifférence, qui disait : ici il meurt ; et c’est ce qui serait arrivé. Et je n’étais pas d’accord ? Est-ce que je ne disais pas la même chose ? N’est-ce pas moi qui voulais cet abandon ? … Peut-être que la vérité n’était pas très loin et que je n’étais donc pas aussi abandonné que je le pensais, abandonné par les autres, mais seulement par moi-même, qui a échoué et est mort.

Échouer et mourir, alors qu’aujourd’hui nous voulons tous gagner et profiter. Mais sans comprendre l’échec et la mort, toujours orientés spasmodiquement vers la victoire et la jouissance, nous ne comprenons pas la vie. Kafka nous aide à le comprendre et à le vivre comme personne d’autre. Il reste la hache la plus puissante contre la mer gelée qui est en nous.


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