Ainsi Newman a inventé le sublime abstrait

Ces derniers mois s’est ouverte une discussion à plusieurs voix sur la mort de la critique d’art qui serait le corollaire de la mort de l’art contemporain ou de sa cause. Un recueil d’essais, édité par Vincenzo Trione (Armi Impropere, Johan & Levi) à la suite d’une conférence à laquelle ont participé les meilleures voix de notre temps, réveille la nostalgie des grands critiques du passé comme Roberto Longhi, Lionello Venturi, Francesco Arcangeli, Cesare Brandi et, plus récemment, Emilio Villa, Filippo Menna, Germano Celant. Mais c’est un livret également publié par Johan & Levi, la seule maison d’édition italienne dédiée à la critique d’art, qui aiguise le sentiment de la fin des temps puisqu’en quelques pages le meilleur, impensable aujourd’hui, de la réflexion du XXe siècle sur l’art. thème crucial du sublime. Le volume (Le sublime abstrait, pages 114 euro 20) est en fait une invention de Pietro Conte, professeur d’esthétique à l’Université d’État de Milan, dont on se souvient d’une intéressante étude sur l’hyperréalisme (Quodlibet 2014), qui non seulement introduit la question controversée, beau contre sublime, à partir d’une escarmouche entre Erwin Panofsky et Barnett Newman, mais rassemble et traduit également les textes, pratiquement inédits en Italie, de Robert Rosenblum, Max Imdahl, Jean-François Lyotard, Gottfried Boehm, Arthur Danto, des chercheurs qui, entre 1960 et 2000, ont spécifiquement analysé certaines peintures de Newman : notamment Vir Heroicus Sublimis (1950-1951) aujourd’hui dans la collection du Moma de New York, et Who’s peur III (1967) exposé au Stedelijk Museum d’Amsterdam.

Barnett Newman, dans un de ses écrits de 1948, dans lequel étaient évidemment cités Longinus, Burke et Kant, avait théorisé la recherche du sublime comme le but suprême de l’artiste. Newman a catégoriquement nié que l’art doive traiter de la question de la beauté ; en fait, le désir de détruire la beauté caractérisait l’art moderne ; il fallait plutôt se concentrer sur l’idée du sublime. L’art moderne européen, même l’avant-garde, même l’abstraction, incapable de couper les ponts avec la Renaissance, n’avait pas su, selon lui, se débarrasser du fardeau de la beauté et c’était donc aux Américains, notamment aux abstractionnistes, libérés des héritages de la culture continentale et de l’obsession des images, pour achever définitivement cette sorte d’émancipation. Pour ce faire, dans les années qui suivront cette intuition germinale, Newman peindra une série de grandes toiles avec une intention précise.

Faisons une petite parenthèse : inutile de s’attarder sur la dichotomie fondatrice beauté-sublime qui innerve l’art occidental depuis ses débuts. D’une part, il y a l’idéal de beauté que poursuit l’art, comme l’expliquerait Wilhelm Worringer, lorsque l’artiste et la civilisation dont il fait partie sont en concomitance heureuse avec la réalité. La beauté serait, en fin de compte, une adaequatio rei et intellectus. Autre chose est le sublime, un sentiment qui émane de l’inadéquation de l’homme à l’égard du monde qui l’entoure, c’est-à-dire de la compréhension de sa propre finitude par rapport à l’éternel, et que Burke définit comme une horreur délicieuse : une horreur délicieuse, un plaisir mêlé de souffrance, qui cela survient lorsque l’on assiste à un naufrage depuis le rivage, en ressentant, ou plutôt en imaginant ressentir, la terreur de ceux qui sont à bord, mais étant en sécurité sur la plage et pas vraiment en danger, on peut profiter du spectacle. Kant dans la Critique du jugement écrit que « la beauté de la nature concerne la forme de l’objet, qui consiste en la limitation ; le sublime, au contraire, peut aussi se trouver dans un objet informe, dans la mesure où en lui, ou provoqué par lui, est représenté un illimité » ; et encore «dans la beauté, la raison et la sensibilité s’accordent, et c’est seulement en vertu de cet accord que la beauté nous attire. Dans le sublime, cependant, la raison et la sensibilité ne s’accordent pas, et c’est précisément ce contraste qui captive notre âme». On pourrait donc en déduire que la figuration renvoie à la beauté, en tant que composite de formes, tandis que l’abstraction, en tant que difformité, se réfère au sublime ; le premier nous réconforte, le second nous choque et nous étonne ; le premier est agréable, le second terrible ; le premier génère un sentiment placide, le second un pathétique exaltant.

Ceci posé, demandons-nous comment Newman croit pouvoir atteindre le sublime ? Tout d’abord en peignant de grandes toiles, de plus de cinq mètres de large et deux mètres de haut. Deuxièmement, obliger le spectateur à les observer de près et non, comme cela semble logique, de loin, en proposant essentiellement un all-over multifocal et anti-compositionnel, obtenu non pas par un entrelacement désorientant de lignes, à la Pollock, mais plutôt par la couleur. : le champ iconique s’agrandit grâce à la couleur et se transforme en une totalité. Troisièmement, en diffusant la couleur rouge pour qu’elle soit perçue en elle-même, dans sa plénitude et son énergie, et non comme un médium vers autre chose, pour que l’utilisateur soit absorbé par le phénomène chromatique, par son continuum troublant.

Ces trois éléments (taille, infini, couleur) empêchent le regard de saisir pleinement l’œuvre qui devient insaisissable, le spectateur fait naufrage dans la couleur sans aucune possibilité de prise, et finit par être englouti et aspiré dans l’œuvre ; et c’est précisément cela, informe et incommensurable, qui déclenche l’expérience du sublime qui est toujours un sentiment de perte et en même temps d’élévation. Mais alors que dans l’art romantique, on pense au Vagabond devant une mer de brouillard de Caspar David Friedrich, on ne peut que sympathiser avec les sujets représentés, dans le cas de Newman et de ses associés (par exemple Rothko) nous sommes le vagabonds et « nous n’avons aucune médiation, aucune distance rassurante entre nous et la puissance écrasante qui apparaît devant nous », c’est nous qui pouvons expérimenter le plaisir négatif du sublime.

Newman, en fin de compte, s’intéresse à « quoi peindre », non pas à comment mais à ce qui est peint, ce ne sont pas des images (tableaux), mais des peintures (peintures) : une image présente autre chose qu’elle-même, un tableau se présente à sa place. La peinture anojectuelle n’est cependant pas dénuée de contenu, elle permet plutôt de présenter un contenu sans les limites d’une quelconque image. Le but de la peinture de Newman consiste donc à nous faire vivre une expérience qui dépasse celles auxquelles nous sommes habitués : le spectateur doit sentir que l’image le remet directement en question et le tient en son pouvoir. En fin de compte, l’utilisateur doit aussi profiter de son propre plaisir et donc de lui-même, jusqu’à éprouver une émotion absolue.

Pour conclure : si l’abstractionnisme européen de la première avant-garde avait de fortes connotations spirituelles et théosophiques (ésotériques, voire spiritualistes), celui d’origine américaine s’intéresse davantage à la transcendance : en pensant à la culture juive dont est issu Newman, on poursuit peut-être la dureté du Dieu de l’Ancien Testament, innommable et terrible, finalement sublime.

NEXT Au revoir Pinelli. Peinture analytique et luminosité