Le jour J, les Américains tombés et nous un peu oublieux

A quoi sert l’Amérique ? Plus de quatre cent mille Américains sont morts au cours des Deuxième Guerre mondiale. Vingt-neuf mille rien que pour le débarquement de Normandie, il y a quatre-vingts ans. La défaite du fascisme nazi a été possible parce que une génération de jeunes Américains a payé un prix très élevéau point de sacrifier sa vie, dans un conflit européen qui ne les menaçait pas directement (les États-Unis avaient subi la seule attaque dans le Pacifique, celle du Japon). En Italie, la véritable démocratie et le droit de vote des femmes ne sont apparus qu’après la libération par les forces alliées. Le jour J en Normandie a été précédé par les débarquements en Sicile et à Anzio.

Le rôle de l’Amérique ne s’arrête pas là. La Communauté européenne, noyau originel de l’Union, est née avec les encouragements de Washington et après que le Plan Marshall ait financé la reconstruction avec l’argent des contribuables américains. Hitler et Mussolini vaincus, dans la partie de l’Europe sous protection ou hégémonie américaine, les droits de l’homme et les libertés politiques ont prospéré. À l’Est, l’Armée rouge de Staline a écrasé les révoltes populaires, étouffé la dissidence et imposé des dictatures communistes contrôlées depuis Moscou.

La différence entre se trouver de l’un ou l’autre côté du « rideau de fer » – c’est-à-dire la frontière entre les deux blocs pendant la guerre froide – était clairement visible en Italie. L’appartenance à l’Alliance atlantique n’a pas empêché de nombreux électeurs italiens (parfois plus d’un tiers) de voter pour le plus grand parti communiste d’Occident. Le parti socialiste est entré dans les majorités gouvernementales à partir des années 1960, le parti communiste à la fin des années 1970. Son leader, Enrico Berlinguer, est allé jusqu’à dire dans une célèbre interview à Courrier se sentir plus en sécurité au sein de l’OTAN. Il n’y avait aucune liberté pour les forces d’opposition à Berlin-Est, Varsovie, Prague, Budapest, Bucarest..

Ainsi, après les événements de 1989-1991 (effondrement du mur de Berlin, dissolution de l’Union soviétique), nous n’avons pas été surpris par la demande des pays d’Europe centrale et orientale d’adhérer à l’Alliance atlantique. Pour eux, le jour de la libération avait duré un demi-siècle de trop.

Tout cela a été oublié. Peut-être qu’on enseigne autre chose dans nos écoles. De son côté, Poutine réécrit l’histoire, avec le théorème d’un « encerclement » de la Russie, relancé par ses partisans en Occident. Le droit de vote, les libertés typiques de nos démocraties libérales et bafouées dans de nombreuses autres régions du monde ne semblent plus attiser les passions parmi nous. L’Amérique, et avec elle l’Occident tout entier, est considérée comme l’empire du mal par certaines jeunes générations.

En 2024, personne ne nous demande de « mourir pour Kiev », comme on a demandé à de nombreux jeunes Américains en 1944 de sacrifier leur vie pour libérer la Normandie, puis Paris et l’Europe entière. Beaucoup de choses ont changé, même aux États-Unis. Les jeunes tombés sur les plages du Débarquement lors du Débarquement étaient, pour la plupart, des conscrits. Le service militaire obligatoire a été aboli en Amérique après une autre guerre, celle du Vietnam, un conflit erroné, contesté et déchirant. Aujourd’hui, les États-Unis, comme presque tous les pays occidentaux, une armée de professionnels et de bénévoles : avec des difficultés de recrutement croissantesau sein d’une jeune génération fière d’être « pacifiste » (sauf lorsqu’elle fait le geste du pistolet pour soutenir le Hamas).

Cette Amérique sûre d’elle explique quelle est la véritable priorité de Biden depuis février 2022. Face à l’agression de Poutine en Ukraine, le président américain n’a jamais “incité” les Ukrainiens, il ne les a pas du tout utilisés dans une “guerre par procuration”. Il a d’abord proposé à Zelensky de s’exiler. Puis il proclame urbi et orbi les deux principes fondamentaux qui guideront l’action de Washington : « Jamais les Américains ne s’engageront sur le terrain, jamais de confrontation directe avec la Russie ». Les armes arrivant en Ukraine arrivaient toujours en retard, toujours en quantité et en qualité inférieures et soumises à de lourdes restrictions. Poutine en a obtenu toutes les informations dont il avait besoin. Tout en criant des slogans de propagande contre l’Amérique belliciste, il a tenu compte de l’extrême prudence de Biden. Ce dernier est le leader épuisé d’une Amérique lasse de la guerre, épuisé par l’autoflagellation et les épreuves constantes d’elle-même.

Bientôt, peut-être même quel que soit le résultat des élections américaines du 5 novembre, L’Europe devra sérieusement affronter la question : à quoi sert l’Amérique ? À quoi a-t-elle réellement servi au cours des quatre-vingts dernières années ? Cela nous manquera si et quand les tendances isolationnistes, à droite comme à gauche, prévaudront aux États-Unis. Peut-être qu’un jour, dans les écoles, il sera utile de s’intéresser à la signification du Débarquement en Normandie, en abordant la question suivante. L’Europe aurait-elle été libérée du fascisme nazi si une génération d’Américains avait rejeté l’appel aux armes il y a quatre-vingts ans et avait plutôt choisi de participer à des marches pacifistes contre Hitler ?

PREV La fête du sacrifice qui se répète à La Mecque
NEXT Que se cache-t-il derrière le massacre des pèlerins à La Mecque : « Des milliers d’euros pour le voyage, puis abandonnés dans les airs à 52 degrés »