La Venise à tourelles de Svevo : la conscience, à Murano

La Venise à tourelles de Svevo : la conscience, à Murano
La Venise à tourelles de Svevo : la conscience, à Murano

de Paolo Luca Bernardini

Une route fluviale, souhaitée et construite par la Sérénissime au temps de sa splendeur, relie encore aujourd’hui, via rivières et canaux, la lagune vénitienne à Grado. Jusqu’à Punta Sdobba. De là, il n’y a qu’un pas jusqu’à Trieste. Vous rejoignez Trieste, son « Grand Canal », à travers des paysages insolites et parfois splendides à l’embouchure de l’Isonzo. Un parc naturel qui rivalise, en beauté mais peut-être pas en notoriété, avec celui du delta du Pô. Ils s’étendent sur environ cent trente kilomètres, accessibles même par de petits bateaux à moteur. Mais les routes qui relient les deux ports sont différentes et variées, avec leur conformation, leur histoire et leur destin actuel si différents.

Un, par exemple, littéraire.

Et cent ans – ou un peu plus – après la publication de La conscience de Zénon, il convient de réexaminer la relation, même littéraire, qu’Italo Svevo entretenait avec Venise, ou plutôt avec Murano. Écrit dans la première décennie du siècle, alors que Svevo était à Murano en tant qu’employé de l’entreprise Veneziani (il y séjourna à des fréquences variables de 1899 à 1914), spécialisée dans la peinture pour navires, le Contes de Murano ils sont maintenant reproposés, édités par Antonio Trampus, et accompagnés des lettres que Svevo a écrites à son épouse ces dernières années, par Ronzani (Vicenza, 2024, pp. 168). L’édition est complétée par un essai historico-biographique du conservateur. Non seulement parce que Trampus connaît bien Murano, mais aussi grâce à son œil d’historien, nous voyons ici reconstituées, entre autres choses, de manière parfois très graphique mais efficace, les biographies des personnages des contes de Svevo – pas toutes, mais presque – même si peut-être ce sont des vies très courtes, souvent tragiquement interrompues dans l’enfance. Les perspectives qui s’ouvrent sont au moins doubles : d’une part Venise (mais il faut dire la Realtine) vue de la lagune, donc de manière insolite, et souvent méfiante sinon prudente ; de l’autre, l’histoire d’une île liée à l’industrie et au commerce, et pas seulement en ce qui concerne son commerce le plus connu, celui du verre. Contrairement, par exemple, au Lido. Mais une troisième perspective, au moins, s’ouvre avec ce livre : et c’est celle de l’apprentissage (renouvelé, après Une vie Et Sénilitéde 1892 et 1898 respectivement) œuvre littéraire de Svevo, sur son réalisme icastique et toujours sec, capable de capter, tel un chroniqueur, la vie de simples ouvriers et employés, de familles prises dans leur vie, et dans leur « lexique familial » , avec une attention partagée au malheur et aux apprentissages, aux destins de «des gens ordinaires» d’un monde en transformation. La Venise du début du XXème siècle est aussi une réalité industrielle, c’est la Venise qui s’ouvre sur le monde avec le luxe de Belle Epoque: et avec les premières tentatives d’industrialisation de la Lagune, très prudentes et réfléchies (rien du bouleversement sauvage de Porto Marghera, qui n’a eu lieu que beaucoup plus tard) ; et avec un commerce qui se redresse, après les difficultés de l’annexion relativement tardive au Royaume d’Italie. Le premier noyau de l’Université Ca’ Foscari, qui date de 1868, immédiatement après l’annexion, est une école de commerce, créée par des économistes comme Francesco Ferrara, avec la contribution fondamentale de Luigi Luzzatti et Edoardo Deodati, président de la Province. Venise doit retrouver sa vocation commerciale millénaire, dans une perspective savoyarde de privilégier les côtes tyrrhéniennes, et c’est pourquoi l’institut prévoit d’emblée l’enseignement des langues, européennes et au-delà : même le japonais y est enseigné. Mais d’une manière ou d’une autre, Trieste dispose désormais d’un système économique beaucoup plus avancé, et de nombreuses entreprises triestoises sont présentes dans la lagune : la communication est assurée par voie maritime et via la “Litoranea veneta” comme je l’ai mentionné plus haut. Mais malgré la croissance économique, d’anciens maux reviennent, par exemple, et Svevo en parle, le choléra, un fléau entièrement datant du XIXe siècle, meurt durement. Tandis qu’une digne pauvreté est consciencieusement décrite, ainsi que tous les travailleurs de la province vénitienne du nord, qui a toujours approvisionné la lagune : par exemple, San Donà et toute cette partie du Piave. Svevo participe aux événements de ces personnes, avec sécheresse mais pas froideur, il décrit des paraboles existentielles complexes et tristes, comme celle de Marianno, le protagoniste d’une des histoires. Tandis que Svevo, de son côté, lutte contre le vice qui l’a rendu célèbre, le tabac, et exerce ses fonctions de bureau avec diligence mais sans passion. Très loin, semble-t-il, Trieste ; mais même Venise elle-même, vue de Murano, revêt des traits inhabituels, voire inquiétants. Et ici, la plume de l’écrivain se livre à des descriptions presque holographiques, qui contrastent avec sa prose mesurée habituelle de descriptions de l’humanité qui bon gré mal gré, indolente et douloureuse, habite la Lagune. Il convient de citer deux passages exemplaires, particulièrement lyriques :

« La lumière est venue lentement réveiller les couleurs du marais, du canal, de la plage verte de l’île. L’immense sol s’était éclairé peu à peu, tout en même temps. Le soleil n’était pas encore visible, mais la lumière qui se répercutait du ciel se répandait sans entrave partout, en même temps. Au-delà de la plaine, la ville apparaissait avec l’aspect modeste qu’elle a de ce côté-là et elle ressemblait à une ruche inhabitée. Les profils des maisons se voyaient clairement, clairement, comme si la nuit les avait lavés. Dans une telle extension, le calme et le silence paraissaient grands, surprenants. Le marais était rougeâtre à cette époque ; vu de près, il paraissait sale, désolé, abandonné comme il l’était depuis plusieurs heures par l’eau qui tombait toujours. Le canal qui séparait le marais de l’île souriait déjà, transformant la lumière encore fanée en une couleur forte et était transparent et bleu puis de nouveau jaune et rouge là où il léchait moins profondément le marais…” (p. 25).

Et là encore, le remarquable incipit de l’histoire « Marianno » :

« Le printemps approchait mais le matin était froid et les premières lueurs du matin blanc révélaient le profil sérieux de Venise qui, vue de Murano, a quelque chose de sombre, de tourelles, d’inanimé. L’eau était peu profonde et le marais calme et blanc, à cette heure-là, entouré de canaux brillants, semblait être une continuation de ce manque de vie, une absence qui ressemblait à la virginité d’un pays sauvage…” (p. 49).

Le dernier essai de Trampus comble une lacune évidente dans l’étude des relations entre Svevo et Venise et Murano. Non seulement cela, mais il met en lumière la dimension socio-économique des travailleurs de l’entreprise Veneziani – dont il reconstitue soigneusement la position et le sort – en grande partie originaires de San Donà, et en général, le contexte économique de l’île de verre. Se dessine une fresque de Murano et de son industrie qui couvre le début du XXe siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale. Les vies simples qui s’entrelacent avec celle de l’écrivain sont examinées dans leur contexte social et familial, contribuant à la fois à la littérature souabe et à celle sur l’histoire de la Venise « italienne » entre 1866 et 1914, dans ses relations, y compris commerciales, avec la Trieste toujours autrichienne, relations renforcées entre autres par la création d’une ligne maritime, en 1895, avec la mise en service du Graf Wurmbrand, paquebot Lloyd Austriaco qui reliait régulièrement Kotor à Venise via Trieste. Enfin, une analyse des manuscrits souabes et une belle série de photos d’époque, de gens simples, qui ont grandi dans le culte du travail et de la famille, tout vénitien, mais aussi tout triestain, complètent un essai et un livre vraiment méritoires. La traduction des termes dialectaux est également précieuse : un seul échappe, le « caperozzolo » (caperossolo) de la p. 99 : c’est la vraie palourde (mais aussi la moule). A ne pas confondre avec les “bevarasse”, ou petites palourdes, qui sont décidément moins précieuses. Une note de «histoire environnementale» : bien avant le crabe bleu (Callinectes sapidus), Crustacé atlantique et donc étranger qui endommage depuis plusieurs années les écosystèmes adriatiques et lagunaires, des palourdes des Philippines étaient apparues dans le lagon (Ruditapes philippinarum), à partir des années 1980, en remplacement des indigènes (importés à cet effet). Les deux invités, plus ou moins bienvenus, étaient complètement absents à l’époque de Svevo, lorsque l’Adriatique semble avoir été encore riche en requins blancs – dont un notoirement réprimé par un jeune requin de table, dans le Kvarner, comme nous le raconte un superbe et extraordinaire “patriotique ” couverture de la “Domenica del Corriere” du 6 août 1933. Certains spécimens – de requins blancs – survivent encore, comme nous le savons, dans ces eaux vénitiennes.

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